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Corentin Marillier

Claudia Jane Scroccaro "Une recherche de la symbiose entre son acoustique et électronique"

Dernière mise à jour : 4 mars 2022


Claudia Jane Scroccaro (1984*) est une compositrice italo-américaine, basée depuis peu à Paris où elle vient d'être nommée réalisatrice d'informatique musicale chargée de l'enseignement à l'IRCAM.

Sa musique explore très précisément la relation entre le son acoustique et électronique.

Claudia prépare en ce moment un projet avec l'ensemble MusikFabrik qui devrait être créer en 2022, une pièce pour percussions et quatre instruments.


Notre rencontre a lieu à Paris dans un bar de la rue du Faubourg du Temple, un soir de septembre.




Peux-tu me décrire ton arrivée dans le monde de la musique ?


J’ai appris le piano lorsque j’étais enfant, de manière autodidacte, centré vers la pratique du jazz. À l’adolescence, j’ai senti ce besoin d’approfondir mes connaissances et surtout le désir de savoir lire la musique. Et puis un jour, j’ai franchi seule les portes d’une école de musique de quartier, et simplement dit à une femme se trouvant à l’accueil « je veux étudier le piano ! ». Il n’y avait à cette époque, personne pour enseigner le jazz mais je me souviens de mon premier professeur de musique classique qui m’avait prêté un CD de Bach, « les variations Goldberg » jouées par Glenn Gould: ça a été mon premier choc.

Lorsque je suis ensuite rentrée à l’université, j’ai eu le désir d’étudier la musicologie et par la suite la direction d’orchestre avec Piero Belluggi (qui avait été assistant de Hebert von Karajan). J’étais moi-même assistante d’un petit ensemble de musique contemporaine où j’assurai la médiation entre les compositeurs et les musiciens. Cela portait essentiellement sur un travail de relecture des partitions et d’adaptation de la notation. Il m’arrivait de rater des cours à l’université pour pouvoir assister à ces répétitions.

Mais en 2010, j’ai reçu une bourse pour un poste de recherche à l’université de McGill à Montréal. Là bas, la scène de musique contemporaine est extrêmement diversifiée, dans la même soirée il était possible d’assister à un concert rock avec en première partie un quatuor à cordes jouant de nouvelles oeuvres. Durant cette année, j’ai senti qu’il me manquait quelque chose. J’avais depuis longtemps exprimé le désir d’étudier la composition mais j’avais été découragée par de nombreuses connaissances issues du milieu. Petit à petit, je commençais à me rendre plus souvent aux séminaires de composition qu’à ceux d’analyse et suivant mon intuition, j’ai décidé d’abandonner mon poste ainsi que la bourse qui m’avait été octroyée. Je suis rentrée à Rome et j’ai recommencé une licence de composition.



Ainsi donc tu commences un nouveau cursus, comment t’est venue l’idée d’étudier avec Marco Stroppa ?


Le séminaire de musique électronique a été le déclic, j’ai su que ça serait ça et pas autre chose ! J’ai très vite compris que si je voulais trouver mon chemin, il me fallait faire des choix radicaux, le premier étant de quitter Rome, ville où j’ai grandit.


Il faut dire qu’à Rome, il y avait dix classes de composition, chacune entre cinq et dix étudiants et il m’était impossible de trouver des musiciens qui voulaient/pouvaient jouer ma musique. J’ai étudié avec Luigi Verdi (1958*), qui était peu intéressé par la musique électronique mais qui m’a encouragé à être plus courageuse concernant la musique que j’avais envie d’écrire et d’être moins exigeante et plus patiente avec moi même, tout en maintenant une certaine rigueur et une attention vers la formalisation.


Mon deuxième choix, c’était de trouver un compositeur avec lequel je pouvais travailler sur le même niveau en ce qui concerne la musique instrumentale et électronique. Naturellement le choix s’est porté sur Marco Stroppa qui enseignait alors à la Haute Ecole de Stuttgart



Le parcours de musicien est fait de rencontres qui influent grandement sur nos vies. Tu parles dans une autre interview de l’influence de la musique de Toru Takemitsu, d’Olivier Messiaen ou d’Alexandre Scriabine, que l’on entend dans tes premières pièces. J’imagine que la rencontre avec Marco Stroppa et de Franck Bedrossian a forcément conditionné la suite de ton parcours.


Quelles soient musicales ou humaines, beaucoup de rencontres m’ont permis d’ouvrir certaines portes, intellectuelles et institutionnelles. L’une dont je me souviens particulièrement est celle avec Philippe Leroux: en 2016, j’avais la chance d’être auditrice libre lors d’une édition du festival MANIFESTE à Paris. Au bout de trois jours, la situation était toujours la même: nous étions trois dans la salle: le compositeur qui répétait sa pièce avec les musiciens de l’Ensemble Intercontemporain, Philippe Leroux et moi. Philippe m’a demandé: « Tu es compositrice ? Si tu viens t’asseoir à côté de moi et que nous suivons la partition ensemble, je te donne ton premier cours de composition. ». Il a ensuite donné un séminaire et j’avais trouvé ça très brillant, impressionnée par son raisonnement et la clarté de sa pensée musicale. J’ai beaucoup d’estime pour Philippe (Leroux) car de part sa générosité il m’a fait entrer dans un cercle fermé et m’a fait accéder à des connaissances dont je n’aurai sans lui jamais acquises.


Il se trouve qu’une année plus tard, lors de ma première année de Master avec Marco Stroppa, j’avais participé à une académie en Italie où Philippe Leroux fut remplacé par Franck Bedrossian (lui même avait été élève de P. Leroux et de M. Stroppa). Grâce à lui, je n’ai pas seulement appris sur la composition mais aussi pris le courage de commencer à intégrer des matériaux qui ne provenaient pas de la musique classique et d’une recherche autour du timbre acoustique qui serait plus porté vers le son électronique (distorsion, saturation, granulation). Ça a été une formidable explosion. Les trois pièces qui suive cette période sont les trois pièces dont je me sens le plus proche: I sing the body electric / [S]Toccata / Overdrive. Je considère qu’avec celles ci, j’ai trouvé ma voie.



Une pièce comme Overdrive m’a naturellement fait penser à la musique de Franck Bedrossian, de part l’importance du geste comme matériau, et de l’utilisation des sons dits « saturés ».


Oui c’est vrai, on la perçoit surtout au niveau des timbres et du matériau sonore, notamment du fait que la clarinette basse et le piano jouent avec une préparation en aluminium ce qui ajoute ce coté « overdrive, saturé ». Sans chercher à imiter sa musique, cette pièce m’a été utile dans mes recherches sur le timbre acoustique, où je cherchai à le rapprocher d’une façon spécifique à celui de l’électronique mais aussi sur le geste instrumental. J’avais dans l’idée de combiner les trois instruments comme un seul, comme un tuilage des gestes instrumentaux en jouant sur des relais, des superpositions ce qui donneraient l’impression d’un seul grand geste fluide. J’essaye toujours de rapprocher ces gestes instrumentaux à d’autres paramètres (comme l’harmonie ou le rythme). Le geste apporte cette théâtralité dans l’interprétation mais j’essaye que ça ne soit pas l’unique but recherché.


La pièce, notamment dans son début, fait aussi référence au jazz ou plus particulièrement au free jazz et à l’improvisation libre de part l’énergie qui s’en dégage.


Franck (Bedrossian) cite souvent l’influence du free jazz dans sa musique et je suis extrêmement reconnaissante du fait que cette génération a pu abattre ces frontières entre différents genres et les faire dialoguer. Cela m’a permis d’avoir le courage d’incorporer quelque chose de personnel qui est liée à ma pratique du jazz qui a duré plusieurs années. Grâce à eux, cette « acceptation » a été rendu possible et désormais c’est à nous d’ouvrir d’autres chemins. Quant à cet énergie dont tu parles, l’écriture de la pièce a coïncidé avec un moment rempli de doutes, lié à la période que nous venons de traverser. Je terminais tout juste avant une pièce écrite pour le contrebassiste Florentin Ginot dans le cadre du cursus informatique de l’IRCAM à Paris, I sing the body electric sur laquelle j’ai travaillé quasiment un an et dont nous ne saurions pas si elle allait pouvoir être finalement jouée. Overdrive témoigne à la fois d’une anxiété et d’une frustration mais aussi d’un geste libre où je me suis dit: « je vais écrire ce dont j’ai vraiment envie » (rires).





Un autre aspect de ta recherche porte sur le lien entre sons électroniques et acoustiques, un travail que tu as mené à la fois à Stuttgart et à Paris.


J’ai concentré mes recherches sur les sons de synthèse, ces sons qui sont des signaux générés électriquement avec des formes d’ondes différentes (sinus, triangle, carré et dent de scie). On les combine avec d’autres paramètres afin de créer des sons nouveaux. Un exemple de cette recherche est ma pièce L’Impératif pour voix, ensemble et électronique, où j’ai utilisé toute une grammaire de sons, basée sur les fréquences de la voix et notamment sur l’influence des formants des voyelles. J’ai utilisé une synthèse spécifique à la voix qu’on appelle la synthèse par fonctions d’ondes formantiques qui a été développée à l’IRCAM dans les années 80 et modélisée aussi par Marco Stroppa. Cette synthèse est extrêmement avancée est peut reproduire ou du moins se rapprocher des sons de la voix humaine. Tout l’enjeu de la pièce était de combiner le traitement de la voix et des instruments avec ces sons de synthèses.

En général, cette question de la cohabitation entre sons électroniques et acoustiques est assez difficile à résoudre. Le son de synthèse est tellement perçu comme électronique (un son que je nommerai « alien ») par l’oreille humaine que son utilisation pose beaucoup de questions dans le processus de composition. Une des possibilité serait de jouer sur le contraste entre « synthèse » et « naturel » ou bien au contraire de tenter un rapprochement entre les deux. J’aime jouer sur cet aller et retour, cette ambiguïté entre une opposition claire et un trouble, lié à une « humanisation » des sons électroniques.



Pour cette pièce tu utilises le journal d’Amelia Rosselli, poétesse italienne du XXe siècle, Diario ottuso (Journal en trois langues), cela rejoint aussi la question de la symbiose entre différents corps à savoir ici la musicalité des langues.


Je trouvais dans le texte une certaine résonance avec ma propre vie, probablement du fait d’être aussi trilingue de part mes origines, je suis née à Paris d’une mère américaine et d’un père italien. Je trouvais le texte fascinant: au lieu de se concentrer sur le sens, le texte explore les correspondances sonores et musicales entre les trois langages italien, français et anglais. Evidemment le sens est secondaire mais cette musicalité des mots nous emmènent dans un imaginaire, très personnel.

D’ailleurs pour l’un de mes prochains projets commandé par Radio France pour l’émission « Création Mondiale » avec l’ensemble LINEA et la chanteuse Johanna Vargas, je vais composer une série de cinq petites pièces dont le texte provient du même journal.



Quel a été le but de ta recherche sur, I sing the body electric (2020), pour contrebasse et électronique ?


Encore une fois, la question de la symbiose entre les différents corps dans une pièce de musique mixte. J’avais fait le constat initial que j’avais à ma disposition trois corps: le musicien, l’instrument et l’électronique et j’avais envie d’explorer le rapport sensoriel et sensuel entre ces trois entités et d’établir un équilibre plus ou moins stable entre chacun d’eux.

La contrebasse qui est un instrument intrinsèquement lent de part sa taille et son registre grave, j’avais envie de donner à la partie électronique la même lenteur et élégance que ce que jouait Florentin Ginot (contrebassiste et interprète). Florentin a une manière très élégante de jouer la contrebasse, et de la mettre en valeur, on assiste plus à un duo entre deux partenaires qu’à un solo.


Concernant la partie acoustique, nous avons exploré ensemble les possibilités de jouer sur les battements que l’on obtient en jouant simultanément deux harmoniques naturelle dont les fréquences sont proches. Plus les deux notes sont proches l’une de l’autre, plus ce battement rythmique sera rapide. Nous avons eu l’idée d’influer sur cette vitesse par ce que j’ai appelé un jeu de « scordatura mictrotonale dynamique » (c’est à dire de désaccorder manuellement l’une des cordes en même temps qu’on la frotte avec l’archet) et de jouer sur des différences microtonales, et de chercher une cohésion technique aussi pour la partie électronique.


Quant au dispositif, j’avais envie de créer une immersion totale, de donner le sentiment d’être à l’intérieur de la contrebasse. Sans le travail avec Mikhail Malt, mon réalisateur d’informatique musicale (RIM) qui a assuré l’encadrement pédagogique, ça n’aurait pas été possible. Je me laissais aussi la liberté de gérer moi même la spatialisation et le traitement en temps réel pendant le concert, en fait c’est plutôt un duo entre Florentin et moi.





Dans la dernière partie de la pièce, on assiste à cet équilibre dont tu parlais, plus ou moins stable entre les trois corps et où l’on sent une vraie écoute entre l’instrumentiste et la partie électronique. Comment cela se matérialise dans ton écriture ?


Tu parlais de l’influence de Takemitsu, cette impression de temps suspendu et d’équilibre. J’étais guidée par ce principe et j’ai décidé pour la dernière partie de laisser un degré de liberté pour le paramètre temporel: le temps n'est pas mesuré de manière métrique, mais est pensé de manière proportionnelle, les relations temporelles étant exprimées en secondes et regroupées en gestes. Il ne m’a pas été évident d’accepter que je laissais beaucoup de liberté dans cette partie de la pièce mais ça l’était aussi pour des raisons liées à cette technique instrumentale très fragile et au dispositif électronique que l’on avait mis en place. Je ne voulais simplement pas ruiner la magie. J’ai essayé d’articuler une certaine contrainte et une synchronicité des actions avec une liberté temporelle. C’est ce dont tu parles: cette idée du dialogue et de l’écoute, ce qui nous ramène à un contrôle humain de la machine, une manière d'aborder l'utilisation de l'électronique et de la technologie qui me tient à cœur et qui devient de plus en plus central dans ma réflexion créative et compositionnelle.


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