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  • Corentin Marillier

Basile Chassaing "Ce qui m’intéresse c’est la notion de corps interprète."

Dernière mise à jour : 17 nov. 2021


Basile Chassaing (1986*) trompettiste de formation, s'est d'abord initié au jazz et à la musique improvisée avant de se tourner vers la musique contemporaine. Il suit actuellement le cursus de composition à l'IRCAM.

Notre première rencontre a lieu en 2018 où je l'avais contacté afin de jouer sa pièce laps que nous avons donnée ensemble à Lucerne. Nous continuons régulièrement à nous voir et j'ai commandé à Basile une pièce pour mon ensemble Soundtrieb qui devrait être jouée en 2023.

Sa pièce ON/AIR sera à l'affiche le 29 Novembre prochain à la Marbrerie de Montreuil

Notre entrevue a lieu chez lui à Paris.





Tu viens du monde du jazz et des musiques improvisées, quelle a été la rencontre esthétique qui t’a donné envie d’aller vers la musique écrite ?

La découverte de la musique de Franck Bedrossian en 2011 a été l’un des déclics dans mon désir de bifurquer vers le monde de la musique contemporaine. À l’époque, je composais pour un petit ensemble de jazz contemporain et je commençais à sentir ce besoin d’aller plus loin dans l’écriture. C’est pendant un stage au sein du groupement de labels « Outhere Music (que je réalisais en parallèle de mes études à la Sorbonne) que j’ai assisté à la sortie du disque « Manifesto » de l’ensemble 2e2m consacré à la musique de Bedrossian. À ce moment, j’écoutais essentiellement de la musique improvisée en concert et j’étais fasciné par l’énergie déployée par les musiciens sur scène : ils « étaient » la musique ! Je peinais à retrouver cette sensation, cette physicalité du son, dans les concerts de musique contemporaine. L’écoute de Bedrossian a permis de réconcilier ces deux mondes.

Pour autant, l’une des choses importantes pour moi en tant que compositeur n’était pas tant de reproduire le geste musical de l’improvisation que d’aller vers une structuration du temps et de l’énergie. En tant qu’auditeur, la perception du temps ne me semble pas la même en fonction du type de musique que l’on écoute. Lorsqu’il s’agit de musique écrite, j’ai besoin de savoir où va la musique, tandis que pour la musique improvisée, ce qui m’importe c’est le moment présent, celui de la rencontre entre deux, trois, etc. musiciens. Pour autant, je ressens aujourd’hui le besoin de prendre un peu de distance par rapport à cette nécessité de tout formaliser, un retour à une musique plus gestuelle.


Un des aspects important dans ton travail, c’est l’aspect scénique et le soin que tu apportes à la lumière, au dispositif sur scène.


En effet, ta question fait référence au second déclic qui m’a amené à la musique contemporaine, la découverte des installations sonores du duo suisse Cod.Act. J’ai été - et reste - très sensible à cette expérience du son comme matière en mouvement. La découverte de l’artiste japonais Ryoji Ikeda dont les oeuvres sont un mélange entre sonore, visuel et performance m’a aussi servi d’inspiration pour composer une pièce comme laps.


Une des caractéristiques de cette pièce laps (2018), c’est qu’elle est écrite pour un/une percussionniste mais sans instruments.


La composition de cette pièce est venue combler un désir plus ancien de travailler sur le geste. Des années auparavant, lorsque j’avais dû arrêter de jouer de la trompette et que je dirigeais mon orchestre de jazz, je réfléchissais à une autre manière de continuer à jouer de la musique en utilisant les gestes de direction. Au même moment, je découvrais la pièce Toucher de Vincent-Raphaël Carinola pour theremin et électronique. L’utilisation du theremin par Carinola non pas comme un instrument mais plutôt comme un capteur de gestes ouvrait un territoire fascinant dans les modalités d’interaction entre le son et le geste. J’ai commencé une correspondance avec lui pour comprendre ce que j’avais vu et entendu. Il m’a envoyé le patch MAX/MSP - logiciel dont j’ignorais alors l’existence - et j’ai tenté de décrypter. J’ai même acheté un theremin et écrit une petite analyse de l’œuvre !

De manière générale, je ressentais comme une frustration par rapport à la musique électronique car le geste instrumental n’y est pas suffisamment habité pour moi. Pour cette raison, je reste assez peu touché par la musique acousmatique. Ce qui m’intéresse c’est la notion de corps interprète. J’aime que la musique soit incarnée.


La pièce fonctionne sur le principe du geste comme générateur de son. On commence par des gestes avec les mains puis c’est le corps entier qui est mobilisé.

Yi-Hsuan Chen (commanditaire et interprète de laps) voulait travailler sur les notions de contrainte et de liberté, un thème parfait pour moi car c’était celui que j’avais traité dans mon mémoire de Master de musicologie à la Sorbonne. C’était aussi une thématique que j’avais beaucoup questionnée en tant que musicien improvisateur.


Pour laps, il s’agissait de composer un parcours libérateur du corps et de l’espace. J’ai d’abord cherché à créer un espace très confiné et contraint où le mouvement s’exprimerait uniquement par les mains pour ensuite s’ouvrir au corps tout entier. Cette première partie très contrainte représentait pour moi la somme des injonctions que la société fait peser sur les individus. L’accumulation de ces contraintes gestuelles impose de s’en émanciper. D’ailleurs cette opposition se retrouve dans l’écriture. La première partie est très précise rythmiquement et donc plus exigeante pour l’interprète, tandis que la seconde lui offre beaucoup plus de liberté.

Je cherche d’une manière ou d’une autre à continuer cette recherche initiée avec laps. Je mène en ce moment deux différents projets dont l’un avec l’ensemble 2e2m et la chorégraphe Emmanuelle Grach qui sera présenté en 2023.




A l’écoute d’une pièce comme « Narcisse et Gaïa », pour contrebasse et chœur que tu as composée lors de l’Académie Voix Nouvelles 2019 à Royaumont, j’ai été marqué par le caractère presque narratif dans ta musique, dans la manière dont tu personnalises les deux entités, la contrebasse qui s’oppose au chœur.


Il y avait plusieurs instrumentations possibles pour l’académie Voix Nouvelles et j’avais été frappé par le côté « un contre tous » de la proposition contrebasse et chœur. À propos de l’aspect narratif dont tu parles, c’est vrai que je me raconte à chaque fois une histoire. Ce qui me prend du temps c’est de savoir quelle histoire je veux raconter. Il se trouve que pour cette pièce, j’ai pris pour point de départ le livre Un homme qui dort de Georges Perec, sur lequel j’avais envie de travailler depuis plusieurs années et qui m’avait marqué plus jeune, notamment par le procédé d’écriture à la seconde personne du singulier. J’ai relu l’ouvrage à cette occasion et il m’est apparu de façon tout à fait différente. J’ai tout à coup trouvé cet anthropocentrisme presque obscène et j’ai voulu questionner cette opposition entre deux visions : l’une héritée des Lumières qui place l’individu au centre du monde, et l’autre, avancée par Bruno Latour, qui replace l’homme dans son environnement, dans son rapport à la Nature.

Je voulais travailler sur cette opposition entre l’individu et le collectif, entre la contrebasse et le chœur, comme une personnalisation de cette relation de l’Homme à la Nature. Le titre « Narcisse et Gaïa » fait référence à des mythologies assez éloignées mais englobe cette thématique qui me préoccupe, à savoir la question écologique. Aujourd’hui, avec la crise climatique que nous traversons, j’ai le sentiment que Narcisse ne peut plus exister. C’est une nécessité de ne plus mettre l’Homme au centre. Ce point de départ a servi à construire une dramaturgie et m’a aidé à structurer la pièce. Il y a un état d’équilibre originel duquel l’Homme se détache pour prendre le pouvoir jusqu’à tout détruire. La contrebasse se détache peu à peu du chœur en passant du suraigu au grave et cherche à façonner le monde à son image. Mais son château de carte fini par s’effondrer. Pour illustrer cette image du monde s’effondrant sur lui même, j’ai demandé au choeur de manipuler des petits cailloux entre leurs mains jusqu’à ce qu’ils tombent tous un à un. La pièce s’achève ensuite sur un bruit continu de plastique, comme le symbole de cet envahissement par le synthétique.



N’est ce pas un travail frustrant de savoir que la perception de l’auditeur ne sera pas complètement fidèle à ce que tu avais imaginé ?


Il est certain que les conditions parfaites sont difficiles à réunir, d’autant plus que les lieux de concert ne s’y prêtent pas forcement. Ceci dit, plutôt que de travailler sur une perception parfaite, je préfère jouer sur les notions de plans sonores, d’agrandissement et de rétrécissement de l’espace acoustique. Au final, je dois admettre que le dispositif frontal classique reste le meilleur et le plus efficace. Là, on est sûr que tout le monde reçoit la même écoute.



Tout comme Narcisse et Gaïa, on retrouve dans BL_ND (2021), pour 16 voix, choeur et orchestre à cordes, le même soin apporté à la forme et le côté narratif dont on parlait.

J’aime me retrouver dans des formes assez claires, c’est peut être mon coté structuraliste, notamment dans le traitement des durées. Dans BL_ND, j’ai travaillé sur la contraction du temps. Dans cette perspective écologiste qui me tient à cœur, il y a cette idée que le temps s’est considérablement accéléré. Notre perception du temps n’est plus la même qu’au siècle dernier, une pensée que développe le philosophe allemand Hartmut Rosa qui constate que notre rapport au temps est lié à l’impératif de croissance. Dans la pensée anthropocène, il y a ce constat d’une grande accélération depuis les années 1950, une progression exponentielle de la production, de la population, des déplacements, des richesses etc. Cette théorie exponentielle structure une grande partie de mes pièces. Elle régie souvent les durées des différentes sections, ou le traitement des matériaux qui sont contractés ou au contraire dilatés.



La voix joue un rôle important dans cette pièce, seize voix plus un choeur amateur, comment as tu traitée cela ?


C’est une idée qui m’est venue pendant le premier confinement. J’avais été assez amusé par la lecture d’un article où des linguistes pointaient la responsabilité particulière des consonnes dans la propagation du virus. À la suite de cela, certains sont allés plus loins en proposant une révision phonétique progressive de la langue française dans laquelle toutes les consonnes étaient peu à peu supprimées : un charabia jubilatoire et incompréhensible. Il était toutefois intéressant de constater que la disparition du sens n’était pas immédiate et j’ai voulu travaillé sur ce moment un peu mystérieux où le sens prend le pouvoir sur le son dans notre perception.

La pièce est articulée sur un grand processus de constitution progressive de mots. Au début, j’oppose très distinctement les voyelles et les consonnes mais avec un matériau rythmique similaire qui repose sur du langage morse. Peu à peu j'opère une interpénétration des deux matériaux qui débouche sur la formation de syllabes, qui à leur tour forment des mots puis une phrase qui est issue de 1984 de George Orwell : « Freedom is slavery », la liberté c’est l’esclavage.


Le titre BL_ND, qui renvoie à « blind » (aveugle) fait aussi référence à un roman de José Saramago,

« L’aveuglement ».


Oui c’était la source principale d’inspiration, j’ai découvert ce roman pendant l’été 2020, soit à la sortie du premier confinement. Écrit en 1995, ce livre évoque de façon quasi prémonitoire une épidémie de cécité qui se propage de manière incompréhensible et mystérieuse dans une société occidentale. Les premiers aveugles sont confinés dans un asile de fous et on assiste alors à la naissance d’une nouvelle micro-société. Ce que j’ai retenu de cet ouvrage, c’est la réponse que nous donne José Saramago à la question « qu’est ce qui fait société ? » : pour lui, c’est le langage qui nous permet de vivre ensemble et de sortir de cet état de violence primitive. Il me semblait intéressant de travailler sur cette dialectique entre une vision positive du langage et celle décrite dans 1984. La novlangue imaginée par Orwell a pour objectif politique de façonner la pensée. L’ambition ultime consiste même à la supprimer totalement au point où l’on peut faire dire aux gens « Freedom is slavery ».

Pour illustrer musicalement ce rétrécissement de l’espace de la pensée, j’avais choisi de partir d’un ambitus très large depuis le grave jusqu’à l’extrême aigu jusqu’à le compresser autour d’une note centrale.



Dans une pièce telle que ON AIR (2020), pour quintette de cuivres spatialisés et électronique, tu utilises l’électronique tantôt comme un outil de traitement du son, tantôt comme une façon de spatialiser le son.


Ce qui m’intéresse dans le lien entre instruments acoustique et électronique, c’est de pouvoir créer des distorsions entre les dimensions acoustique et électronique. Les cuivres sont des instruments très facilement localisables car leur projection est très directive grâce au pavillon. À partir de cette réalité acoustique, mon idée était de jouer sur différents espaces virtuels via l’électronique. En utilisant des sourdines qui étouffent l’intégralité du son direct on peu créer une distorsion entre les instrumentistes que l’on voit sur scène et ce qu’on entend : le son peut être décorrelé de la source d’émission. J’ai aussi voulu aborder dans cette pièce une notion qui me tient à coeur, la question de la proximité avec le son et de sa fragilité. J’avais envie de donner la sensation au public d’être dans les tuyaux de l’instrument, de sentir le passage de l’air. Pour cela, j’ai joué sur des sons de souffle et une spatialisation acoustique où les musiciens sont placés autour du public, en jouant toujours sur les trajectoires et la circulation.



Tu viens plutôt du monde de la musique improvisée et même si tu te situes assez proche de ce qui se fait en Allemagne notamment sur la question scénique, tu gardes toujours un intérêt pour la musique écrite, comment perçois-tu le rapport parfois difficile entre le public et celle ci ?


Le Syndicat français des compositrices et compositeurs de musique contemporaine (SMC) a récemment produit des études sur la place de la musique de création dans les programmations et on réalise combien ces musiques sont extrêmement peu diffusées, et ce même sur les canaux publics. Dans les programmations recensées, la part des musiques de création composées après 1950 est très réduite, et je ne parle pas de la part des musiques d’aujourd’hui, encore moins de celles composées par des jeunes compositeurs, et encore encore moins de celles composées par des femmes…

Je me suis peu à peu déculpabilisé de cette question du rapport au public. Souvent, on nous renvoie le fait que c’est une musique compliquée et intellectuelle et j’avais du mal à répondre à cette critique. Je me sens moins complexé car il me semble que le problème ne réside pas tant dans la nature de la musique que dans le fait qu’elle ait été effacée, gommée de toute les programmations, qu’elle ne soit pas donnée à entendre et qu’elle ne soit pas suffisamment soutenue. La programmation de la musique de création est pourtant inscrite dans le cahier des charges de nombre d’établissements labellisés par l’État. Par ailleurs, on compte aujourd’hui moins d’une dizaine de Centres Nationaux de Création Musicale (CNCM) en France. Il existe heureusement des lieux de diffusion alternatifs mais qui ne peuvent rivaliser avec la capitalisme musical.


Concernant la première partie de ta question, j’ai remarqué qu’il y une certaine tendance à se rapprocher du monde germanique et de le transposer en France avec cette idée qu’il faut absolument rajouter une dimension scénographique à la musique pour qu’elle soit entendue et que cela nous ouvre des publics. Il y a effectivement de plus en plus de projets qui mêlent improvisation, art visuels etc. Même si j’adore cette dynamique, j’ai le sentiment que cela se fait un peu au détriment de la musique écrite avec parfois même des discours extrêmes comme « La musique écrite, c’est fini ! ». Enterrer la musique écrite de cette manière est pour moi une aberration intellectuelle. Les guerres de chapelles n’ont pas lieu d’être, le combat pour faire entendre nos voix contemporaines - et je veux vraiment insister sur ce pluriel - est et sera collectif !


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