J'ai connu Bastien (1990*) grâce au projet qu'il mène autour de son métallophone, instrument extraordinaire en douzième de ton qu'il a lui même inventé. Un projet qu'il mène depuis bientôt dix ans et qui connaîtra une étape importante le 8 mai prochain à la Maison de la Radio pour la création de sa pièce "les Métamorphoses".
Notre entretien a lieu le 10 octobre dernier à Paris, non loin du théâtre Dunois alors que nous sortions tout juste d'une présentation/concert.
Peux-tu me raconter comment est né ton rapport à la musique ?
Je me souviens que le tout début correspond à l’arrivée d’un piano à la maison car mon père qui
est chanteur baryton lyrique, avait décidé d’acheter un piano droit. Quasiment à la même
période, alors que je devais avoir huit ans, on m’avait inscrit au conservatoire où je me
disputais très souvent avec ma professeur. Chaque semaine, au lieu de lui apporter les morceaux
qu’elle me donnait à travailler, je préférais lui jouer des morceaux que j’avais imaginé chez moi et
cela ne lui convenait pas vraiment. Mais pour ma part, je n’avais aucune envie de passer du temps
sur autre chose que les morceaux que j’imaginais et j’ai alors quitté le conservatoire tout en
continuant en autodidacte à m’exercer, et surtout mémoriser car je n’avais aucune idée de comment noter ma musique. J’avais construit un répertoire de sept ou huit morceaux et l’arrivée d’un morceau en chassait un autre. Sans aucune connaissance théorique, j’ai poursuivi ce travail solitaire jusqu’à la fin du lycée. J’essayais toujours de garder une trace de ces premières compositions en les enregistrant. J’ai ensuite acheté une guitare, puis toute sorte d’objets sonores souvent dans des brocantes. Petit à petit je me suis mis à enregistrer tous ces sons, à découvrir le montage et à les organiser à l’aide d’un logiciel.
À quoi ressemblaient ces compositions ?
C’était un mélange de musiques actuelles, de jazz, de pop/rock parfois des ballades. Je me rappelle qu’il y avait des couleurs plutôt modales. J’essayais de trouver des couleurs harmoniques, c’était toujours dans un rapport de recherche. Mais au fur et à mesure les choses évoluent, s’agrémentent et se complexifient. Un peu comme dans l’histoire de la musique où notre époque et son langage n’est que le résultat d’une longue et lente évolution.
Comment se passe la suite de ta formation ?
À dix-neuf ans, je suis entré au conservatoire de Gennevilliers où j’ai étudié durant cinq années
avec Bernard Cavanna et José Manuel Lopez Lopez.
Je me rappelle m’être inscrit à une multitude de cours: solfège, chorale, harmonie, clarinette, guitare,
percussions cubaines… Tout cela fut très enrichissant et m'a nourri , ceci dit je consacrais toute mon énergie à composer. Ce qui me plaisait c'était composer de la musique. Cette passion qui m'a prise dès l’âge de huit ans est restée intacte.
Le contact avec Bernard (Cavanna) et José Manuel (Lopez-Lopez) s’est fait naturellement. Aucun des deux n’obligeaient à un langage. Lorsque je suis arrivé au conservatoire, ce que j’écrivais était en rapport avec la modalité et la tonalité et c’est naturellement, tout en gagnant en maturité que les choses se sont ouvertes. Lors de mes premiers cours de composition (après onze années en autodidacte), j'ai pris conscience qu’une musique imaginaire pouvait être jouée et ressentie en « live » ce qui heurtait totalement mon expérience où j’étais habitué à enregistrer sur mon ordinateur. Une des premières pièces qui témoignent de ce travail est « Naturellement ». Je prenais beaucoup de plaisir à orchestrer, à monter tout ces sons mais très vite j’ai eu l’envie de les entendre joués par des interprètes. Et lorsqu’on s’y confronte, on réalise tous les problèmes que cela engendre: comment orchestrer, comment noter. Contrairement à l’informatique où l’on peut absolument tout modifier, le live ne pardonne pas ! Cette contrainte et les échecs m'ont nourri. Se confronter aux musiciens peut être assez intimidant car ils ont pleinement conscience de qui fonctionne ou pas. C’est intéressant ce consensus autour des choses qui ne marchent pas, on le sait, on l’entend, l'évidence surgit…
Ainsi il me fallait solliciter mes amis musiciens afin de les enregistrer, avec les moyens du bord, zoom, téléphone portable pour pouvoir corriger ce qui n’allait pas. J’ai vite appris que ce qu’il fallait, c’était de lier le résultat à la volonté.
Puis vient le moment où tu rentres au Conservatoire National de Paris (CNSMDP), j’imagine
que cela a accéléré beaucoup de choses ?
Je suis entré au CNSMDP à vingt-quatre ans dans la classe de Gérard Pesson. Cela correspondait
personnellement à une réconciliation avec l’institution avec qui j’étais en conflit lors de mes
études. J’étais un élève qui avait des facilités au collège et puis au lycée je me suis retrouvé en
difficulté: redoublement, dernier de classe…
C'est une chance d'avoir pu étudier au CNSMDP. On nous y accueille avec une grande bienveillance, c’est un cocon, on y investi beaucoup de moyens, il y a tout une équipe dédiée, des locaux équipés, des ingénieurs sons, des musiciens et des professeurs exceptionnels… Le conservatoire de Gennevilliers représentait pour moi un environnement familial et lors de mon arrivée au CNSMDP, j’ai retrouvé un regard bienveillant, ce regard qui m’avait manqué lors de mes années d’adolescent où l’on m'avait ri au au nez lorsque j’avais exprimé le souhait d’écrire de la musique.
J’étais évidemment très heureux d’avoir intégré cette « maison » mais j’avais aussi envie de faire
de mon mieux afin de rendre à l’institution. Une institution n'existe que par les gens qui la constituent : une directrice ou un directeur, des administrateurs, des élèves et c'est tous ensemble que l'on fait en sorte qu'elle devienne prestigieuse. C’est un travail d’équipe. Ce rapport de confiance permet de prendre des libertés et de s’autoriser ce que l’on pensait être interdit. Souvent des interdits qui sont liés à la peur. Et c’est pareil pour la composition, ce qui est important c’est d’abord de savoir ce que l'on a envie d'entendre, la peur se de confronter à ce qu’en pense l’autre ne sera que secondaire.
Quel a été ton rapport avec Gérard Pesson, en comparaison avec celles de Bernard
Cavanna et José Manuel Lopez Lopez ?
Au cours de mes études, la relation « maître - élève » était également couplée à une relation
d’amitié. J’ai beaucoup de respect pour mes maîtres que j’apprécie énormément en tant que musiciens mais aussi en tant qu'humains. Ils m’ont accompagné sur le chemin du « devenir soi-même ».
Ce sont trois personnalités différentes: Bernard (Cavanna) a quelque chose de très fort concernant
la dramaturgie. C’est quelqu’un qui aime raconter des histoires, dans sa musique mais aussi dans
la vie de tous les jours. José Manuel (Lopez-Lopez) s’intéresse au temps, à sa structure, ainsi
qu’aux timbres. Gérard (Pesson), c’est l’efficacité et la concrétisation d’une idée, la remise en
question de l’écriture, la finesse et la simplification de la notation et du matériau. Simplifier une
notation permet de complexifier un résultat sonore. Le but étant d’arriver à un matériau impalpable,
ambigu.
Lors de nos leçons avec Gérard, nous regardions assez peu de partitions ensemble, que cela soit
les miennes, les siennes ou celles des autres compositeurs et compositrices. Gérard est un infini mélomane avec qui je discutais de ce que représente et invoque la musique.
Tu insistes beaucoup sur les notions de partage, d’échange, j’ai l’impression que tu
ressens la musique d’abord comme une expérience collective.
C’est absolument fondamental ! Nos métiers sont avant tout des métiers de partage dans le sens
où les choses ne peuvent se faire seules. Sans interprètes, sans compositeurs, sans lieux, sans
public, rien ne se passe. Ce qui me parait important, c’est de comprendre où est sa place dans
cette collectivité et d’écouter l’expérience et le savoir faire des différents acteurs afin de pouvoir
communiquer ensemble.
En rapport avec cette idée de collectivité, tu mènes ton travail de manière très collaborative
avec les interprètes. Est ce que cette manière de collaborer a toujours été naturelle ?
C’est quelque chose qui est venu très naturellement du fait que je me suis rapidement rendu
compte que compositeur pouvait être un métier de frustration. Il m’est arrivé après des concerts de
me dire: « Ce n’est pas exactement ce que j’avais envie d’entendre ». Et dès lors, c’est difficile
d’assumer la pièce. Alors, comment faire en sorte que cela fonctionne ?
Il faut simplement développer au maximum son écoute intérieure, écouter profondément les matériaux que l'on imagine, comprendre la gestuelle d’un musicien et le temps nécessaire pour réaliser un mouvement. C’est un rapport de confiance entre l'interprète et le compositeur. Dernier exemple en date, je viens de terminer une pièce écrite pour Renaud Capuçon, « Becs et Ongles » et après lui avoir envoyer la partition, il m’a dit « la pièce est monstrueusement difficile, il faudrait qu’on se voit… ». Je n’attendais que ça ! Cette rencontre, c’est le moment où l’on transmet toute la poétique de la pièce, son sens, l’énergie que l’on avait envie de mettre en oeuvre et cela guide le musicien dans l’interprétation. C’est à ce moment que ma parole devient celle d’un ou d’une autre. Le regard du musicien est important, et il m’a toujours été primordial que les musiciens prennent du plaisir lorsqu’ils jouent ma musique. Par conséquent, c’est mon rôle d’avoir une pensée très claire. On ne peut pas se permettre d'errer sans savoir ce que l’on veut entendre.
Aujourd’hui, personnellement il me parait inconcevable dans le cadre d’une création de donner une
partition et de ne pas assister aux répétitions. Il s’agit d'une nécessité à transmettre oralement, une pensée développée au fil des mois. La partition seule est un support incomplet, un médium extrêmement précis mais qui nécessite les mots pour gagner en précision. Être présent en répétition c’est réagir, c’est pouvoir faire entendre et mettre le doigt sur les choses pour que les musiciens puissent comprendre précisément nos idées. C’est aussi aider le chef à s’emparer d’une oeuvre.
Tu as composé récemment plusieurs pièces pour grand ensemble dirigé, le rapport chef
/compositeur est également déterminant.
Effectivement le rapport chef / compositeur est déterminant pour une création. J’ai eu la chance de collaborer récemment avec deux chefs exceptionnels: Pierre Bleuse qui a dirigé « Urban Song » et Bruno Mantovani « Vendre le ciel aux ténèbres ». En plus de la pertinence de leurs remarques sur la compréhension de la pièce, j’ai été touché par la place qu’ils me laissaient lors des répétitions.
J’aimerais aborder quelques une de tes pièces, dont la première Urban Song m’avait laissé une très forte impression. J’avais noté une recherche très poussée dans les techniques de jeu, serait-ce l’héritage très lointain de Helmut Lachenmann ? Je dis très lointain car ton propos s’éloigne assez de la pensée de Lachenmann, dans le sens où la pièce fonctionne quasiment comme un paysage sonore, c’est une description sonore du monde urbain chaotique.
Un mot tout de même à propos de Lachenmann. C’est un compositeur incroyable, qui a fait preuve d’un courage formidable en faisant assumer aux musiciens le fait de jouer des choses qui n’étaient pas conventionnelles. Il fait partie des personnes qui nous ont ouvert des voies, tout comme Luc Ferrari qui enregistrait les premiers paysages sonores, il y a quasiment cinquante ans. Nous sommes dans un siècle musical magnifique ou tout a été rendu possible.
Quand à mon approche personnelle, je suis sensible au résultat produit, à ce que l’on entend.
C’est une approche très française finalement. Composer c’est en fait travailler le temps, et la dramaturgie c’est la manière dont on va l’organiser, c’est à dire plus précisément de créer de la tension et de la détente. Giacinto Scelsi nous l’a bien prouvé: il arrive à nous tenir en haleine avec une seule note pendant quinze minutes (Quattro pezzi su una nota sola) !
Ce qui m’intéresse c’est de donner vie aux choses, d’aller d’un point à autre avec une infinité de
parcours et de transmettre la sensation d’un mouvement.
Et peux-tu me décrire comment est venue l’idée de composer « Urban Song » ?
C’est une pièce qui est née de par mon intérêt aux questions écologiques et surtout en réaction à l’incohérence du monde et de notre rapport destructeur de l’environnement. Sur ce sujet: rien ne va… On peut ne pas en parler, décider d’ignorer ce qui se passe, mais rien ne va ! Nous vivons un moment d’incohérence complète vis à vis de ces questions.
La création d’« Urban Song » a eu lieu entre le moment des gilets jaunes et la crise du COVID-19 soit quinze jours avant que le monde s’arrête. C’était un moment d’intensité incroyable, à la fois l’accouchement d’un travail conséquent d’une durée de neuf mois, et l’effondrement d'un système en direct.
Urban Song « les chants de la ville » se compose en deux mouvements, un mouvement vif qui
culmine jusqu’à une explosion. Il s’agit en réalité de notre propre collapse, du monde chaotique.
Cette explosion nous entraine dans les bas fonds, les profondeurs inquiétantes. J’avais envie de décrire le côté noir de la ville, tout cet environnement de déchets, d’odeur nauséabonde. Au départ j’avais l’idée d’une trilogie, dont « Urban Song » serait le deuxième mouvement. Je compose en ce moment le premier mouvement qui sera crée en 2023 par l’Ensemble Intercontemporain, la maitrise de Radio France et « les Insectes » (NDA les percussionnistes membres de la compagnie du même nom fondée par Bastien autour de son métallophone). Quant au troisième et dernier mouvement, j’essaye de réfléchir à ce que sera l’après « Urban Song » : un monde plus cérébral que matériel et loin de notre monde consumériste. Le monde que j’imagine est un monde d’introspection, de réflexion et d’esprit…
Une autre pièce liée à ton intérêt quant aux questions écologiques, « Umbilicus rupestris » (2020) pour six chanteurs, décrit ce monde végétal que tu admires tant. J’insiste encore sur la dimension visuelle que nous procure ta musique. Dans « Urban Song » je me suis senti chez Fritz Lang et son « Métropolis », dans celle ci plutôt chez Werner Herzog et l’Amazonie de « Aguirre, la colère des Dieux ».
J’ai la chance de voyager et de m’être rendu sur l’île de la Réunion. Une île où la nature est partout: sa forêt luxuriante, son volcan, l’océan indien qui est un des océans les plus violents du monde et qui déclenche cyclones ou raz de marée en rivière. C’est une nature absolument magnifique mais dangereuse et c’est ce rapport d’ambiguïté et d’intensité qui m’attire et que j’essaye de d’incorporer dans ma musique et dans ma vie de manière plus général.
Revenons sur ton attrait pour le timbre, comment traites-tu ce paramètre ?
J'écoute les instruments pour essayer de comprendre ce qu'ils essayent de nous dire afin d’être en capacité de leur donner une voix. Je tente aussi de prendre en considération la dimensions scénique qu’ils dégagent. Peu m’importe qu’un instrument soit utilisé d’une manière inhabituelle à partir du moment où le son qu’il produit correspond à une nécessité dramaturgique. Chaque instrument possède déjà un répertoire immense, constitué de centaines de pièces avec tous les rythmes et toutes les notes possibles. Ce qui m’intéresse, c’est plutôt d’explorer l’ailleurs.
Un exemple récent de ton attrait pour les nouveaux instruments serait « Six chansons
laissées sans voix » pour neuf instruments dont trois « stirring xylophones ».
Ce sont des instruments qui existaient mais que j’ai décidé d’utiliser différemment, j’ai préféré un jeu avec archet afin de les rapprocher du timbre de la voix. Ce sont des instruments étranges, que j’associe au monde préhistorique, quelque part entre le végétal l’animal. J’aime détourner les choses à condition que cela soit dicté par une nécessité musicale. Je passe beaucoup de temps à essayer, tester et fabriquer toute sorte d’objets.
« Les six chansons …» est une pièce assez rythmique où tu n’hésites pas à faire ressentir
une pulsation, chose qui a pendant très longtemps souvent été perçue comme tabou.
Lorsqu’on écoute une pulsation, ce qui me plait c’est son ambiguïté et de pouvoir jouer sur des micros changements. Est ce que l’on sent cette pulsation évoluer, est ce qu’on repère les mutations ou pas ? Le rythme fait appel à nos racines, il nous attrape car notre corps le perçoit. Quant au présumé tabou, ça n’a pour moi aucun sens car tout autour de nous est rythme, la manière dont on parle, nos phrases. Ce qui est interessant c’est de le construire et de le déconstruire afin d’éviter la monotonie. Par exemple dans « Six chansons … », la pièce est construite rythmiquement de manière assez binaire mais elle comporte aussi un aspect expérimental de part la recherche d’un timbre, très âpre, granuleux. J’ai voulu composer des rythmes simples car il m’était ainsi plus facile d’accueillir une complexité.
Elle est conçue aussi sur le principe du Hoquetus, ce mode d’écriture où deux ou plusieurs
instruments se répartissent les notes d’une mélodie. Encore une fois, cette somme
d’individus permet de mettre en valeur le collectif.
C’est vrai comme je l’ai déjà expliqué, je suis assez attaché à ce rapport du collectif. Je préfère une mise en valeur réciproque des uns par les autres et de bâtir quelque chose ensemble. Le collectif c’est la transmission et je suis très attaché à cela dans ma musique, je le défend d’autant plus qu’il ne m’apparait trop peu existant dans notre société.
Nous parlons beaucoup de principes et d’inspirations que l’on retrouve dans ta musique
mais comment concrètement travailles-tu ?
Quand on écrit de la musique, il faut être patient. Il faut passer autant de temps à imaginer qu’à remettre en question. Un exemple qui m’a beaucoup aidé: on parle assez peu en orchestration de la densité du son. On parle de registre, de volume, de dynamique. La densité c’est encore autre chose, on en parle jamais et c’est pourtant primordial. Souvent les problèmes d’équilibre et d’instruments masqués par d’autres sont liés à cette question de la densité. Je la définirais comme étant l’état de compression d’un son dans un volume d’air donné. Chaque instrument possède une palette de sons que l’on peut classer selon une haute ou faible densité, qui varie selon la manière dont il se déploie, la manière de le produire et la manière qu’il va interagir avec les autres. Lorsqu’on compose de la musique, il me parait important d’avoir conscience de cela et de le ressentir physiquement.
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