Sérgio Rodrigo (1983*) est un compositeur né au Brésil installé à Strasbourg où il termine un doctorat de composition à la HEAR (Strasbourg/Freiburg). Notre première rencontre a eu lieu à l’Abbaye de Royaumont en 2020 lorsque nous participions tous deux à l’Académie Voix Nouvelles, lui en tant que compositeur, moi en tant qu’interprète. Désireux de travailler avec lui, la fondation Royaumont a commandé à Sergio une œuvre jouée par notre ensemble Voix Nouvelles, donnée le 5 septembre 2021 lors du Festival Royaumont.
Lorsque je découvre tes premières oeuvres qui datent de 2010, je suis frappé par la multitude d’influences que ta musique comporte. Je pense beaucoup plus à des influences françaises comme Edgar Varèse, Olivier Messiaen ou même Maurice Ravel qu’à des influences brésiliennes. On y entend beaucoup d’instruments à percussions qui m’ont fait pensé à la musique traditionnelle ou bien à Villa Lobos. Comment as tu grandi avec ces deux traditions ?
Ma formation musicale a d'abord été basée sur l'apprentissage et la pratique des traditions musicales populaires brésiliennes, puis orientée vers l'étude formelle de la composition musicale. Je suis né dans une famille de musiciens, dans une ville, Diamantina, où la vie musicale est très active. Ma mère est une pianiste qui joue un répertoire allant de la " sérénade diamantinense" à Debussy, mon père est un passionné de musique brésilienne et le répertoire populaire et classique ont toujours été présent dans ma vie familiale, sans hiérarchie.
Lorsque je suis entré dans l’institution, ça a provoqué une grande coupure. Ma formation initiale en composition a été marquée par un sentiment de curiosité et d'enthousiasme, surtout par rapport à l’expérimentation musicale du XXe siècle en Occident. D'autre part, il est remarquable dans cette trajectoire d'apprentissage formel l'absence de contenus liés à la culture musicale brésilienne, ce qui exprime une réalité différente de ce que j'avais vécu dans l'environnement familial. Comme je l'ai compris ensuite, il s'agissait d'une séparation plus profonde entre les univers de la musique classique et de la musique populaire, puis que l'étude formelle de la musique au Brésil est encore fortement centrée sur la tradition européenne, de sorte qu'il existe très peu d'expériences pédagogiques pour accueillir et promouvoir la diversité culturelle du pays, ce qui perpétue les séparations et les complexes issus du processus colonial.
Peu à peu, j'ai compris l'existence de cette hiérarchisation entre les deux domaines et une revendication permanente de leurs frontières. Comme un effet de cette hiérarchisation, je ressentais souvant une sorte de schizophrénie dans ma propre pratique musicale, puisque, dans ma tête, cette séparation n'existait pas. Au debut j’ai eu du mal à gérer ces deux réalités, et, surtout, de relier ces deux univers qui me sont également importants et qui forment inévitablement ma sensibilité musicale.
Ma pièce Aura (2011) témoigne grandement des influences que tu cites. C’est la dernière pièce que j’ai écrit lorsque j’ai terminé mon cursus de composition, elle représente le désir de créer quelque chose qui m'est propre à partir d'une large mosaïque de références.
En 2015, tu décides d’aller en Italie, afin de suivre un nouveau cursus de composition avec Ivan Fedele.
Ivan Fedele était très fort concernant la « pré-composition » et comment organiser le travail avant de composer, ça m’a beaucoup aidé.
Cependant lorsque je suis arrivé en Italie, ça a été un grand choc. J’ai soudain réalisé que je n’étais pas européen et que malgré le fait d'être également issu d'une éducation "classique", je ne composais pas comme mes collègues et que je n’avais pas le même les mêmes références.
Je jouais aussi dans un groupe de musique brésilienne composé uniquement d’italiens. J’étais le « gringo » (rires). J’ai alors compris qu’il y avait quelque chose de très spécifique à la façon dont mes amis italiens jouaient cette musique, une différence par rapport à ce que j’avais connu au Brésil. C'est grâce à toutes ces expériences en Italie que je me suis résolument orienté vers l'étude plus systématique des traditions musicales afro-brésiliennes comme un moyen d'irriguer ma pratique artistique avec des éléments qui m'intéressent profondément et d'élaborer artistiquement un fondement culturel qui forme ma sensibilité musicale.
Justement, des pièces comme Pitfall (2015) ou Negras Apsaràs (2013) marquent une rupture avec tes oeuvres précédentes. Les notions de rythme, de pulsation et de « groove » sont clairement au coeur de ton travail et de ta musique, il s’agit presque d’une revendication.
C’est une chose que l’on m’a volée (rires) ! Pendant mes études, j'ai eu plusieurs fois le sentiment que l'intérêt et le travail sur la dimension rythmique, sur la pulsation, étaient considérés comme quelque chose de mineur, qui renvoyait à la musique populaire, avec un certain sens péjoratif. J’ai toujours refusé l’idée que la musique contemporaine était purement intellectuelle. Au contraire, pour moi, la musique convoque le corps en entier et le rythme, plus qu'une activité abstraite, liée à l'organisation du temps, est la dimension qui explore la vivacité de la matière sonore.
Negras Apsaràs, que j’ai écrite à Berlin entre la fin de mon cursus au Brésil et avant de m’installer en Italie, et Pitfall sont les premières pièces où la question du rythme est liée à cette question du dynamisme sonore mais elles sont encore basées sur un type d’écriture traditionnelle.
Après avoir terminé mon cursus en Italie, j’ai écrit la pièce Suspended Feelings (2017). La pièce a été présentée au festival Musica et a été magnifiquement jouée (par l’ensemble Court Circuit et Rémi Durupt). C'est à partir de cette pièce que j'ai commencé à problématiser la question de la notation musicale à la recherche d'une représentation plus globale du geste.
J’ai réalisé que si je souhaitais travailler sur la question du rythme, à partir d'un univers culturel afro-brésilien, il fallait repenser la question de la relation corps-geste-timbre-notation. Ces questions font partie de la thèse en composition que je développe à Strasbourg, où je travaille avec Grazia Giacco et Daniel D'Adamo.
Toutes les pièces dont nous parlons sont pour moi des accumulations d’expériences. Après coup, je me suis rendu compte que je ne cessais d’écrire la même pièce, dans le sens où il y avait une recherche très spécifique qui était reprise et développée à chaque nouveau projet.
La question de « l’identité » semble de nos jours se brouiller de plus en plus. Alors qu’on parlait de sérialisme, spectralisme, saturationnisme, on semble tendre vers une multiplicité des styles et une complexification des influences liée au parcours de chacun d’entre vous.
C’est une question fondamentale. La question de l’appellation « musique contemporaine », qui est souvent considérée comme le développement des musiques classiques occidentales, n’est plus un terme actuel. Alors que nous sommes aujourd’hui dans un contexte globalisé et international, il faut se demander si la musique contemporaine se définit désormais comme un brassage des traditions existantes. Je considère que ma démarche esthétique appelle un effort permanent de traduction. Je considère que le fait de venir de ce background hybride me place dans une sorte de « non lieu » (ni exactement représentant de la musique populaire brésilienne, ni exactement héritier de la tradition musicale européenne). Cependant, c'est précisément dans le domaine de la musique dite « contemporaine » que je me sens appelé à expérimenter et à élaborer ces questions.
En travaillant avec des musiciens comme vous (l’ensemble Voix Nouvelles), j’ai l’espoir que l’on puisse contribuer à la construction d’expériences, d'échanges, de partage et de nouvelles découvertes collectives. Naturellement, cela passe aussi par la formation. Dans le cas du Brésil, par exemple, j’adorerai que l’on puisse étudier en plus du contrepoint de Bach ou Palestrina, les polyphonies africaines, pour ne donner qu'un petit exemple. Il existe déjà une bibliographie, des études, pourquoi ne pas les utiliser et les convoquer dans notre compréhension ?
La question de la notation rythmique a participé à faire évoluer ton travail, notamment sur la question du geste. C’est particulièrement le cas dans une oeuvre comme Tocar (2020) où tu alternes entre plusieurs réservoirs de matériaux/gestes choisis par l’interprète tout en gardant une structure très claire dans le déroulé de la pièce.
J’essaye d’approcher la musique par la relation entre le corps, le geste et le son. J’ai beaucoup analysé, retranscris des rythmes traditionnels dans des oeuvres antérieures sans pour autant être convaincu par leur utilisation dans une musique écrite. Ainsi en observant beaucoup de musiciens improvisateurs, je me suis posé la question : comment organisent-ils le geste, le temps et comment le noter ?
Concernant la pièce Tocar, j’ai d’abord commencé à écrire des réservoirs de gestes et à proposer des moyens de les utiliser. Lorsque Eva Reiter (l’interprète à l’occasion de l’Académie Voix nouvelles 2020) a commencé à travailler sur la partition, nous avons établi une dynamique très positive qui m’a permis d'avancer dans ce type de proposition. Elle m'a proposé des solutions précieuses par rapport à ce que je recherchais, j'ai aussi, en travaillant directement avec elle, pu montrer plus exactement la réalisation de certains gestes.
Ce qui ressort de cette expérience c’est l’importance de la collaboration avec les musiciens. L’idée du geste musical reste liée à la question de la transmission orale, comme dans beaucoup de traditions et même dans le répertoire « classique » il y a une transmission orale qui s’effectue au delà de la notation et qui perdure dans une sorte de savoir collectif.
Avec cette pièce, tu t’introduis dans le champ politique. Tocar est une oeuvre « militante » qui fait référence à l’assassinat de Marielle Franco, militante féministe, défenseur des droits LGBT, assassinée dans le centre de Rio de Janeiro par une milice. Pour beaucoup il s’agit d’un assassinat politique.
Marielle était une femme noire, lesbienne, née dans les favelas, elle est le symbole de toutes ces personnes exclues au Brésil. La façon dont elle a été assassinée est emblématique des logiques racistes et discriminatoires exercées par notre Etat contre les minorités. Pour moi, l'assassinat de Marielle Franco sera l'événement indicateur emblématique d'un nouveau cadrage de la violence.
Dans le cas du Brésil, trois siècles d'asservissement de millions de personnes venant d'Afrique par les délinquants impliqués dans le processus de colonisation, nous ont légué cette naturalisation grotesque de la violence et de la mort qui ne cesse d'être réactualisée.
Il m’était impossible de laisser ça sous silence.
C'est à travers le thème de la violence que j'aborde l'univers de la politique. Je dois remercier Hakim Bah, écrivain guinéen avec qui je travaille sur un projet d’opéra. Il avait écrit un texte faisant référence à une affaire criminelle (affaire Amadou Diallo) où un jeune homme noir avait été assassinée par la police de New York. Il a finalement décidé de retirer ce texte mais j’ai pu l’utiliser pour la pièce Tocar.
La façon d’écrire de Hakim est extrêmement singulière. Le texte ne se présente absolument pas comme un texte moralisateur, il décrit plutôt une violence systémique. Il énumère les 41 balles tirées par la police dont 19 atteindront Amadou Diallo. Le meurtre de Marielle suit également ce type de protocole de spectacularisation de la violence.
Avec « Ombres de chimère », une oeuvre en trois mouvements pour piano et électronique, tu sembles t’ouvrir à un travail plus trans-disciplinaire tout en gardant comme thème la violence du monde contemporain.
Avec l'avancée de l'extrême droite , le changement climatique, la pandémie et sa gestion catastrophique dans certains pays, on a un sentiment de crise qui se généralise. J’ai composé la pièce dans un moment de désespoir.
Le cycle Ombre de chimères englobe une collaboration interdisciplinaire qui inclut la musique, la littérature et les arts visuels, de sorte que sa signification dépasse le cadre strictement musical, j’ai aussi cherché élargir mes questionnements liés au rythme etc… et d’explorer d’autres formes de composition.
Je comprends Ombre de chimères aussi comme une sorte d'appel, d'hommage. Une évocation. À la fin du premier mouvement, nous avons la voix du pianiste Cecil Taylor qui dit "we are the invisible men". Il fait précisément référence à cette communauté afro-diasporique victime de l'expérience de l'esclavage et de ses conséquences. Dans la vidéo que j'ai réalisée, il y a une sorte de défilé d'Eguns, qui sont exactement ces ancêtres africains (vénérés au Bénin et à Bahia), des entités déjà disparues, mais toujours présentes grâce à un ensemble de rites rigoureux et minutieux. C'est cet aspect de l'absence - l'absence de corps, de savoirs et de sensibilités noirs - qui rejoint la poétique des ombres et des chimères. Ceci est repris et approfondi dans le troisième mouvement, que je considère comme une évocation de ces présences "chimériques" qui imprègnent mon histoire, guident mon être dans le monde et constituent quelque chose de fondamental de ma propre sensibilité artistique - malgré leur absence des discours hégémoniques sur ce qu'est la culture, ce qu'est l'histoire et que leurs vies "ne comptent pas". Cette troisième partie du cycle dialogue avec le mouvement Black lives matters et émerge dans le feu de ce moment, cependant, je considère son ton, plus intime, personnel et même biographique.
Tu travailles sur un projet d’opéra « Parmi nous » avec Hakim Bah qui a pour thème les violences policières.
C’est une collaboration avec Hakim et l’ensemble Asko Schönberg dans le cadre d’une résidence organisée par La Chartreuse de Villeneuve lez Avignon (centre National des écritures du spectacle).
Hakim vient du théâtre et, lors de notre expérience à la Chartreuse, nous avons imaginé un processus de création hybride dans lequel le théâtre inspire la musique et vice versa. Le projet interroge la violence dans notre société, vise à approfondir notre recherche autour de la voix en tant que matière sonore et dramatique et à intensifier mes recherches et pratiques artistiques autour des thématiques et des épistémologies musicales afro-brésiliennes.
Nous avons imaginé trois scènes qui traiteraient la question de la violence sous plusieurs formes : Violence politique. Violence policière. Violence qui se banalise. Violence institutionnalisée.
Il y a aussi un autre type de violence, que je lie plus à mon travail, la violence « épistémologique » qui hiérarchise ou tout simplement supprime des savoirs, en favorisant les matrices euro-occidentales, et englobe les traditions comme s’il s’agissait d’un tout uniforme.
Avec Hakim, on essaie de transformer la violence en une sorte de processus de composition. A partir d’elle on établit un processus de création : Comme le dirait Hakim « la mort est têtue » et nous créons à partir de, ou malgré, son insistance.
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